Clair de Lune (pv Karya)

Tranquille, j'avançai lentement, sans me presser. Depuis que j'avais récupéré Aranwë, je l'avais laissé revenir en ce monde, à la condition qu'il soit à mes côtés, ce qu'il faisait avec un zèle anormal. Peut-être avais-je suffisamment gagné en pouvoir pour qu'il cesse enfin de rechigner aux ordres que je lui donnais plus d'un siècle auparavant...

J'avais ôté mes chaussures, car l'herbe longeant la Rivière des étoiles était douce et tendre, portant ceux qui la foulaient du pied sur un nuage de légèreté. Aranwë en retrait à ma droite, j'avais tendu la main en arrière, dans sa direction, pour qu'il se rapproche et se tienne à côté de moi.

"Ne sois pas triste", lui avais-je susurré, "Je suis sure que tu le reverras bientôt... Peut-être plus tôt que tu ne le crois."

Aranwë avait frissonné; je savais qu'il se doutait de quelque chose, mais qu'il ne pouvait rien dire. Nous avions continué d'avancer, lentement, sans bruit. Le doux roulis de l'eau et les clapotis provoqués par l'eau frappant les bordures avaient quelque chose d'apaisant. Fermant les yeux, joignant mes mains au niveau de mon nombril, je profitai de cet instant pour me ressourcer quelque peu, n'étant attaché à aucun élément de ce monde. Je savais également que cet endroit était bénéfique à Aranwë, car, bien qu'elfe rénégat, il avait eu besoin, à l'époque où il n'était pas encore devenu invocation, d'avoir un contact régulier avec la nature, et plus particulièrement avec la végétation, pour régénérer ses pouvoirs et forces magiques. Je me tournai à nouveau vers lui :

"Tu sais, il faudra bien que tu m'adresses la parole, à un moment ou à un autre. Même si cela ne te plait pas, je reste ton invocatrice..."

Je pris son menton entre mes doigts pour légèrement effleurer ses lèvres des miennes, sourire aux lèvres, le faisant à nouveau frissonner.

"Et en prime, tu es un cadeau de mon père, la dernière personne me rattachant à lui depuis qu'il est passé... Dans l'autre monde."

Aranwë avait réagi au mot "personne", je le savais. Il est vrai que, près d'un siècle plus tôt, ne connaissant pas alors la valeur de la vie, j'avais tendance à ne pas considérer les Esprits comme des personnes, mais plutôt comme des choses...

Ceci étant dit, nous étions arrivés à la Cascade. Souriant, je m'assis dans l'herbe pour tremper mes pieds dans l'eau et gémis de plaisir. L'eau était encore tiède, et d'une incroyable douceur. Je sentis quelques poissons venir me chatouiller la plante des pieds.

"Viens t'asseoir et profite de l'eau, Aranwë. Tu sais tout comme moi qu'il viendra... Alors, ne t'en fais pas..."

Mon conseil, appuyé par un sourire, avait l'intonation d'un ordre, qu'il exécuta sans broncher. Il prit également la liberté de mettre ses pieds dans l'eau et apprécia ce plaisir à sa juste valeur. Karya arriverait, c'était certain. Il n'y avait plus qu'à l'attendre...

Je levai la tête en entendant des cris de douleur retentir non loin. L'odeur qui parvint jusqu'à moi peu de temps après me confirma qu'un meurtre par incinération venait d'être commis. Souriant, j'appuyai mes mains sur la bordure de la rivière et me penchai légèrement en avant, afin de m'adresser à Aranwë.

"Tu vois ? Je te l'avais dit... Il arrive..."

Passant une discrète langue gourmande sur ses lèvres à l'idée de la situation qui se déroulait peu à peu devant moi, tout comme je l'avais prévu, je ne changeai en rien mon attitude, et attendit sagement l'apparition du Seigneur des Révoltés.

Un nouveau bruit me fit tendre l'oreille, et je tournai la tête pour voir un ange déchu se poser non loin d'elle. Un sourire vint étirer mes lèvres et mes yeux brillèrent de joie, tandis qu'un frisson parcourut mon échine et que de ma bouche ne s'éleva qu'un murmure :

"Karya..."

Je sentis qu'il me scrutait, alors que son silence en disait également long sur la situation et sur son éventuel ressenti. Ne bougeant pas pour autant de ma position, je levai un regard vers Aranwë qui s'était redressé et statufié, comme si les mots qui voulaient sortir de sa gorge étaient coincés au point de ne pouvoir en sortir. J'effleurai le bas de sa tunique pour attirer son attention vers moi.

"Va le voir, si tel est ton désir, Aranwë... Nous ferons les présentations plus tard..."

Un éclair de joie passa dans ses yeux tandis qu'il se précipitait vers son "Seigneur" pour s'agenouiller devant lui, tremblant, ce qui me déplut. Je me levai à mon tour pour m'approcher d'eux, afin d'être sure que tous deux m'entendraient parler.

'Aranwë... N'en fais pas trop non plus. Ce temps-là est révolu, ne l'oublie pas..."

Aranwë tourna son regard vers moi, toujours sans avoir prononcé un mot, et se redressa, apparemment déçu. Je me tournai alors vers Karya, qui, de ce que j'avais pu entendre au loin, attendait quelques explications sur la présente situation... Soupirant, je ne pris pas le temps souhaité pour l'observer plus en détail, et décidai de prendre la parole.


"Aranwë est un Esprit. Une invocation. La mienne, plus particulièrement. Et, s'il n'a rien dit... Je suppose que c'est parce qu'il pensait que je ne gagnerai jamais suffisamment en pouvoir pour lui faire plier l'échine." Dis-je amèrement en dardant un regard noir sur lui, qu'il évita. "Avoir un siècle de liberté totale lui a fait présumer de sa liberté de mouvement, et tel est pris qui croyait prendre. Il n'y a pas grand-chose à ajouter de ce point de vue..."

Je soupirai, appuyant mon front contre trois de mes doigts tendus à l'extrême, sentant poindre l'exaspération. Pourquoi fallait-il TOUJOURS qu'elle passe pour une mauvaise personne emprisonnant le libre-arbitre de ses Esprits, alors qu'en réalité Aranwë avait rompu une des règles du pacte le liant à elle, et qu'elle était contrainte de le "punir" pour éviter que le Roi même des Esprits s'en charge en le bannissant à jamais de leur monde et le laisse dépérir, puis disparaitre à jamais ?

"Non, ce n'est pas 'bien cela', mais, passons... Vous expliquer les choses en détail relèverait du défi, tant elles sont longues et compliquées. Mais, en résumé, et aussi fou que cela puisse vous paraitre, je suis actuellement en train de lui sauver la vie. Mes Esprits ont toujours leur libre-arbitre, seul Aranwë en est privé pour une courte période. Il le retrouvera bientôt, et, avec un peu de chance, pourra de temps à autre reprendre son activité de bras droit."

Je sentis Aranwë frissonner en entendant les paroles de Karya, mais il ne lui répondit pas. Apparemment, il avait décidé de faire une grève de la parole, refusant catégoriquement de parler à qui que ce soit, même à celui qui avait été son Seigneur pendant très longtemps. Soupirant à nouveau, je répondis à sa place: sans cela, la conversation risquerait rapidement de tourner en rond avant de tourner au vinaigre...

"Aranwë ne pouvait pas vous en parler. Pour commencer, il est devenu mon Esprit il y a un peu plus d'un siècle; il n'était donc pas une invocation auparavant, mais bel et bien lui à part entière. De plus, s'il en avait parlé quelques temps après être devenu une invocation, il aurait brisé une autre règle le liant à moi, à savoir qu'il avait interdiction de se prononcer sur sa véritable (nouvelle) nature, sous peine de sanction... Du Roi des Esprits. Et là, je n'aurais rien pour faire pour tenter de rattraper son action."

Je retins la dernière partie de la phrase adressée à Aranwë "le temps me fait cruellement défaut"... Ayant une légère moue, je fus intérieurement déçue. Il semblait que le temps jouait en ma défaveur, puisqu'il dérangeait Karya sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ce qui me fis soupirer, une fois de plus. Je pensais que l'entretien se passerait sous de meilleures auspices...

La voix grave et dure qui s'éleva fit parcourir un frisson le long de ma colonne vertébrale, et mes yeux s'agrandirent. Je ne l'avais jamais vu, mais j'en savais assez de par mon père pour connaitre l'identité de la personne parlant au travers du corps du Seigneur des Révoltés... Le Roi Démon...! Souriant, je m'inclinai quelque peu en marque de respect. J'avais beau ne pas avoir de maitre, je savais reconnaitre les personnes qui m'étaient supérieures et lui en faisait partie.

"C'est un honneur, Roi Démon. N'ayant jamais eu l'occasion de me déplacer aux Enfers, vous rencontrer ici est pour moi une chance inespérée." Dis-je en souriant légèrement. Une telle aura maléfique émanait de lui que je ne pouvais m'empêcher de me sentir attirée par lui. Que de pouvoir...